À boire et à manger (dans le jaune)



On peut dire que ça secoue ! Du côté des organisations militantes, les Gilets Jaunes nous ont tou∙tes surpris∙es. Pas seulement parce que les un∙es et les autres étaient occupé∙es par les élections professionnelles (quoique…), mais surtout parce que son point de départ sur la taxe pétrole, la convergence avec des artisans et des petits patrons, le ralliement de Wauquiez et Le Pen, le discours antisyndical… tout ça ressemblait quand même furieusement à une mobilisation de droite.

OK, on a eu tort. Après quelques jours ou semaines, les un∙es et les autres, nous avons réalisé qu’en fait c’était aussi un vrai soulèvement populaire, de celles (nombreuses) et de ceux qui vivent dans des zones rurales et périurbaines, qu’on n’a pas l’habitude de croiser dans nos manifs ou nos organisations parce que trop atomisé∙es et trop précarisé∙es. Les bureaucraties syndicales nationales sont quant à elles restées sur la même ligne : elles n’en ont rien à faire, ces gens-là ne font pas partie de leur clientèle, elles ont continué à crier avec les bourgeois que ce n’était qu’un mouvement de fachos pollueurs et qu’il n’y avait rien à faire là-dedans. Mais à la base, une partie d’entre nous s’est quand même dit qu’il se passait un truc exceptionnel et qu’il ne fallait pas passer à côté. Et progressivement, des chasubles syndicales ont rejoint les cortèges et piquets de Gilets Jaunes. Et puis l’inverse aussi. Et avec les lycéen∙nes et les étudiant∙es, la convergence avec le comité Adama ou les manifestations pour le climat, on sent qu’un esprit de révolte se propage un peu partout.

Alors nous n’allons pas bouder notre plaisir. Le climat insurrectionnel dans les quartiers bourgeois de Paris et les Porsche qui brûlent, ça nous change des échauffourées dans les quartiers populaires. Certes, il y a La Marseillaise et le drapeau tricolore comme signes de ralliement, ce n’est vraiment pas notre truc, sans compter des propos anti-immigrés minoritaires mais récurrents. Mais le soulèvement des Gilets Jaunes a remis au centre du jeu la question sociale et celle de la répartition des richesses, la question des salaires et de l’impôt, des retraites, de l’ISF et de la CSG. Par sa profondeur et sa désorganisation entretenue, ce soulèvement a réussi à faire beaucoup mieux que nous : il a obligé Macron à baisser d’un ton. Le gouvernement a bien tenté de juguler la marée à force de répression policière, à un niveau rarement atteint en nombre d’interpellé∙es et de blessé∙es, mais cela n’a pas suffi. À un moment il lui a fallu reculer, au moins symboliquement.

Évidemment, la réponse financière du gouvernement consiste avant tout à ne rien prendre aux riches, donc en une redistribution (minimaliste) entre les autres. Les (grandes) entreprises et les hauts revenus ne paieront rien des 10 milliards que coûtent les mesures annoncées. Si on augmente un peu les revenus des plus mal payés, c’est en prenant dans les caisses de l’État ou dans celles des cotisations sociales. C’est donc la collectivité des salarié∙es, des chômeur∙ses et des retraité∙es qui va se répartir un peu autrement les moyens… et les plus gros continueront de s’empiffrer de milliards d’argent public. On n’en attendait pas moins, ni plus, du président des riches.

Les Gilets Jaunes se contenteront-ils de ces mesures qui épargnent les nantis ? Rien n’est moins sûr. Mais certain∙es, à l’intérieur de la mobilisation, tentent de détourner la colère des revendications sociales. Même si les sympathies semblent aller largement plus à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite parmi les personnes mobilisées [1], même si les revendications nationalistes et anti-immigrés sont très en retrait, le côté « tous ensemble » maintenu en écartant les opinions politiques des un∙es et des autres n’aide pas à y voir clair. Des complotistes, des confusionnistes et même d’anciens généraux catholiques aux velléités putschistes tentent de surfer sur la vague jaune, s’en prenant tant qu’ils peuvent aux politiciens sur le devant de la scène… pour épargner d’autant les possédants.

Il y a notamment une revendication qui a pris de l’ampleur au fil des semaines, au point de devenir centrale depuis la mi-décembre, et qui mérite qu’on s’y attarde : le RIC [2]. Initialement développé par le confusionniste Étienne Chouard [3], repris par de nombreux partis d’extrême droite (RN, DLF, UPR), de droite ou de gauche (LFI), le référendum d’initiative citoyenne semble tout à fait assimilable par les institutions et les partis en place. Que les électeurs se rassemblent pour imposer un référendum permettant l’instauration ou l’abrogation d’une loi, voire la révocation d’un∙e élu∙e, ce n’est pas encore le grand renversement. Nombre de référendums peuvent être détournés par l’extrême droite, d’autres ignorés par les gouvernants (comme celui sur le TCE en 2005) [4]. Le RIC semble bien être un gadget sur lequel tous les partisans du retour à l’ordre vont se précipiter, en espérant une réconciliation des Gilets Jaunes avec leur monde.

Les aspirations sociales et démocratiques qui se sont exprimées sur les ronds-points seront difficilement assouvies par des référendums, fussent-ils à répétition, tant que les grands patrons, les institutions et les politiciens à leur service resteront en place. Exercer le pouvoir, ce n’est pas être un électeur isolé dans un système reposant sur des inégalités de classes. C’est opposer notre organisation collective aux institutions des gouvernants. C’est dans les assemblées que l’on peut échanger des arguments, écarter des positions discriminatoires, converger sur des mesures qui conviendraient au plus grand nombre. Si le pays se couvrait d’assemblées populaires, comme y ont appelé les Gilets Jaunes de Commercy, alors on assisterait à un vrai renouveau démocratique. Et on pourrait envisager sérieusement que les vrais riches, les grands patrons, soient enfin mis au pas.

Léo P.

Article paru dans RésisteR ! #59, le 22 décembre 2018


Notes

[1Cf. l’étude relatée par Le Monde du 12 décembre : « “Gilets Jaunes” : une enquête pionnière sur “la révolte des revenus modestes” » (lien).

[2Cf. « Le piège du “référendum d’initiative citoyenne” », sur le site de La Rotative (lien).

[3Chouard s’est fait une spécialité dans l’échange d’amabilités avec le revendiqué national-socialiste Alain Soral, chef d’Égalité et Réconciliation. Cf. La Horde qui a publié plusieurs articles éclairants sur le personnage (lien).

[4Cf. « Non à la RICupération ! », sur le site 19h17.info (lien).