Acte XX des Gilets Jaunes à Epinal

Épinal (88) |

Samedi 30 mars avait lieu à Épinal la marée jaune régionale. Retour sur une journée de manifestations sauvages à tout va malgré un dispositif policier oppressant.

Pour éviter tout contrôle aux abords du point de rendez-vous, nous avons décidé d’attendre le départ du cortège, qui devait s’élancer du Champ-de-Mars vers 13h. On n’avait cependant pas prévu que les flics décideraient de barrer la route de la manifestation avant même qu’elle ne puisse faire plus de 300 mètres... À peine entend-on au loin les premiers slogans et les pétards, que de notre poste un peu à l’écart, on voit passer devant nous une quantité impressionnante de fourgonnettes bleues, sirènes hurlantes en direction du Champ-de-Mars. Puis, viennent les baqueux, qu’on avait déjà repérés un peu plus haut, qui remontent la rue en roulant des mécaniques. Bref, on comprend vite que la manif aura déjà du mal à atteindre l’endroit où on se trouve. L’hélico tourne dans le ciel, ainsi que deux drones qu’on voit régulièrement passer au-dessus des immeubles. Avec quelques copains, on se retrouve donc du mauvais côté du cordon policier, et pas moyen d’accéder à la manif sans passer entre les camionnettes et les flics qui forment un cordon dense devant les manifestants. Un mec tente bien d’y aller au culot, mais il se fait dégager à coups de pieds et menacé de gazeuse par un gendarme. De l’autre côté, on voit les manifestants qui s’énervent de ne pas pouvoir passer, d’autant plus que la rue en question, la rue d’Alsace, ne fait pas partie du secteur concerné par l’interdiction de manifester. On les entend scander que tout le monde déteste la police et même, à notre plus grand plaisir : « Révolution ! Révolution ! ».

Les mots cependant ne suffisent pas et le barrage de flics, impressionnant, paraît difficile à forcer. Les manifestants se résignent donc à faire demi-tour, et nous à tenter de contourner les barrages policiers pour les rejoindre en entreprenant un long détour par les ruelles des faubourgs. On parvient finalement à traverser la Moselle, puis, après beaucoup de déambulations, à retrouver les manifestants qui, rue Thiers, ont monté et enflammé des barricades. Une odeur de gaz flotte dans l’air et on comprend vite que la manif a été une nouvelle fois repoussée du secteur interdit. Une partie du cortège, non résignée, décide cependant de se lancer à nouveau en quête du centre-ville, mais alors en contournant les grandes rues et en passant par les hauteurs du quartier Est. On décide de les suivre, même si une partie des manifestants reste sur place et continue d’alimenter les feux de poubelle. On remonte donc jusqu’au lycée Claude Gellée, puis on reprend dans l’autre sens par la rue des Soupirs. Jamais jusqu’à présent, à notre connaissance, les manifestations de Gilets jaunes à Épinal n’ont été dans ce quartier, plutôt bourgeois. Les familles nous regardent passer avec de grands yeux depuis leurs jardins. Certains enfants nous font coucou, mais les parents paraissent plutôt inquiets. Pourtant, à part quelques pétards et des poubelles renversées, la manif est plutôt discrète.

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Par des chemins de traverse et des petits escaliers, notre groupe parvient finalement à deux pas du centre ville, mais il s’est réduit comme peau de chagrin, certains ayant visiblement décidé de faire demi-tour, où de passer par d’autres rues. On constate avec étonnement que malgré notre surgissement en plein milieu du secteur interdit, il n’y a a priori aucun flic à l’horizon pour nous barrer la route. Probablement ces derniers sont-ils trop occupés à faire face aux copains qui continuent de les affronter rue Thiers. On remonte les rues à une cinquantaine jusqu’à la basilique, puis on pénètre place des Vosges, où les terrasses sont pleines à craquer par cette journée ensoleillée. C’est là que les choses se gâtent. Alors qu’on s’apprête à gagner le quai Jules Ferry, des flics en moto débouchent pour nous barrer le chemin avec leurs gazeuses. Ils n’avaient visiblement pas prévu qu’un groupe de manifestants arriverait là. On rebrousse chemin sur la place des Vosges pour constater que la BAC est stationnée sous les arches, leurs flash-balls à la main. N’étant vraiment plus très nombreux, et craignant la nasse et les interpellations, on décide de partir par des rues adjacentes, puis de nous disperser dans la foule. S’ensuit un moment de flottement où on se demande quoi faire, rejoindre les copaines rue Thiers ou essayer de retrouver d’éventuels gilets jaunes dans le centre-ville. La BAC continue de tourner, ils sont particulièrement nombreux aujourd’hui, bien plus que lors des précédents actes...

C’est alors qu’on entend des clameurs venant de la place des Vosges, et des « Macron démission ! » scandés à tout va. On reprend espoir et on comprend qu’un autre cortège a réussi à pénétrer dans la vieille ville, apparemment plus important que celui qu’on avait suivi. On les rejoint donc sur la place, ou un mec crie dans un mégaphone que manifester est un droit. Une foule de gilets jaunes est derrière lui et devant, des cordons de flics armés jusqu’aux dents leur font face, positionnés devant leurs camions. Un drone survole la place, et les baqueux se positionnent aux quatre coins. Quand les policiers se mettent soudainement à avancer vers les manifestants, la foule se met à les siffler, et pas seulement les gilets jaunes. Les gens sur les terrasses paraissent aussi indignés, d’autant plus quand ils voient passer entre leurs tables des baqueux armés de LBD menaçants. Les flics tentent de nous nasser, mais nous parvenons à refluer dans des rues adjacentes avant d’être complètement encerclés. Le cortège est dispersé mais on tombe rapidement, par hasard, sur une autre manif sauvage, un peu plus loin dans la ville.

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Avec ce nouveau groupe, de peut-être 200 ou 300 personnes, on gagne une nouvelle fois la place des Vosges, mais cette fois on ne s’y arrête pas. On se rend quai Jules Ferry pour constater que des colonnes de gendarmes avancent vers nous des deux côtés, depuis la Mairie comme depuis la Préfecture. N’ayant pas trop le choix, les manifestants s’engagent donc sur le pont qui traverse la Moselle et se retrouvent rue Léopold Bourg, la rue commerçante mais aussi celle où se trouvent les caméras... Devant le Monoprix, deux manifestations se rejoignent et l’affrontement se déclenche avec les flics, qui gazent abondamment et chargent dans le tas, interpellant plusieurs d’entre nous. Les sifflets fusent, des pierres aussi, et décidément, tout le monde déteste la police. Visiblement, une grenade est passée par la fenêtre ouverte d’un appartement, où on voit la fumée des lacrymogènes en sortir comme si cela brûlait à l’intérieur. Ce ne sera pas la seule lacrymo atterrissant sur les balcons des particuliers ce jour.

On arrive donc au quai des Bons enfants, où il n’y eut pas cette fois la java des deux derniers actes. Nous sommes repoussés sur chacune des rives du petit canal jusqu’au Musée départemental. Les charges des baqueux ont une nouvelle fois séparé les manifestants, mais on parvient cependant à partir avec un groupe conséquent en direction de la gare par l’avenue Victor Hugo. Les flics nous poursuivent et gazent la rue. On entend les gens crier que la BAC interpelle à l’arrière. Avant d’arriver à la gare, des colonnes de gendarmes se forment devant nous et nous voilà obligés de tourner à gauche dans la rue Antoine Hurault, puis de longer la voie ferrée. Certains manifestants enjambent alors les barrières et se mettent à envahir les rails, mais les baqueux sont juste derrière et un flic de l’autre côté de la voie se jette à leur poursuite avec sa gazeuse. Le cortège, complètement décousu, traverse la voie par le pont, puis remonte vers la gare par la rue de la Clé d’or. Les motards, visiblement épuisés de nous poursuivre dans toute la ville, renversent un gamin à vélo en voulant rebrousser chemin. Rien de grave, heureusement.

Une manifestante nous apprend que des gilets jaunes sont tabassés et que des interpellations ont lieu au même moment rue de la Chipotte, c’est-à-dire à l’autre bout de la ville... Devant nous, la route est rapidement barrée par des camions bleus. Les flics gazent la rue et notre groupe, déjà restreint, se trouve complètement disloqué. On reflue donc jusqu’à la voie ferré, puis on décide, comme nombre d’entre nous à 17h30, d’arrêter là pour aujourd’hui.

On retiendra de cette journée la pression incessante des flics, et en particulier de la BAC, présente en surnombre tout au long de la journée. Les baqueux s’introduisaient ostensiblement dans les rassemblements, par groupes de 5 ou 6, parfois plus nombreux que les manifestants, LBD, matraques, gazeuses à la main, visages masqués et entièrement équipés. Ils se trouvaient clairement dans une logique d’intimidation, nous faisant craindre à tout moment les conséquences si par malheur nous nous éloignions du groupe, entretenant une tension par leur présence insidieuse dans tous les recoins de la ville. Au final, 10 interpellations ont eu lieu ce jour, dont 8 qui ont fini en garde à vue.

Les flics ont également brillé par les nombreuses manifestations de toute puissance dont ils firent preuve, tant envers les manifestants qu’envers les civils. Entre les CRS gueulant comme des charretiers sur les automobilistes qui avaient le malheur de se trouver sur leur passage, les coups de pieds au cul des passants qui mettaient trop de temps à s’écarter de leur zone d’intervention, les motards hystériques qui agitaient leurs gazeuses à main face à une petite dizaine de manifestants calmes et pacifiques, sans oublier leur manière de parader comme des cow-boys quand le rapport de force était en leur faveur... (et il le fut globalement aujourd’hui).

Drôle de journée, faite de sentiments contradictoires. Certes, cet acte était bien moins impressionnant que les deux derniers à Épinal. Il y avait moins de manifestants, et les flics étaient quant à eux clairement plus nombreux. Mais en réalité, c’est surtout qu’à aucun moment les manifestants n’ont été rassemblés en un cortège uni. Dès le départ, la manifestation a été stoppée. Elle a dû faire demi-tour, puis a été dispersée par les flics... Pourtant, les gens étaient déterminés à ne rien lâcher, et des manifestations sauvages se sont formées un peu partout, au point qu’un compte-rendu d’une telle journée ne peut restituer qu’une infime partie de ce qui s’y est passé. Alors que les flics avaient clairement pour mission d’empêcher les gilets jaunes de pénétrer le centre ville, la multiplication des cortèges sauvages a permis à des petits groupes, par des voies diverses, d’atteindre la place des Vosges, puis les rues commerçantes. Cela montre clairement, et Metz la semaine précédente l’avait déjà montré, que les gilets jaunes n’ont que faire des interdits, qu’ils ont le goût de la transgression des règles et qu’on ne les arrêtera pas de manifester avec des arrêtés préfectoraux.

Très bien, les gilets jaunes continueront donc de manifester coûte que coûte. Mais cela suffit-il ? On ne peut s’empêcher de penser après autant d’actes que le mouvement a besoin de trouver de nouvelles formes d’action, et nous restons sur notre faim. Oui, les manifestations perturbent l’économie, nuisent au profit des capitalistes, font sans doute peur au gouvernement et aux élus, permettent aux gens d’exprimer leurs colères et surtout de se rencontrer les uns les autres... Le rapport de force se fera sans doute à l’usure, mais peut-être faut-il maintenant envisager d’aller plus loin, c’est-à-dire de ne pas se contenter d’attendre le week-end pour agir, puis de retourner travailler le lundi la tête basse. La grève est une nécessité, et elle passe sans doute par la convergence des luttes tant désespérément attendue depuis le début du mouvement. On ne peut cependant qu’être pessimiste à ce sujet quand on voit l’attitude affligeante des grands syndicats, enfermés dans leurs routines et leurs défilés plan-plans, leurs journées d’actions ponctuelles remises chaque fois aux calendes grecques et encadrées dans des parcours inoffensifs. Nous n’avons sans doute rien à attendre de leur côté, si ce n’est de la base que l’on retrouve dans les manifestations du samedi. On espérait aussi un temps voir les étudiants rejoindre la révolte, comme ils l’avaient fait l’an passé en bloquant de nombreuses facs. Force est de constater que jusqu’à présent, rien ne semble bouger non plus de ce côté-là, et ce malgré le printemps naissant. La dérive autoritaire à laquelle nous assistons exige pourtant que nous nous mobilisions tous, et on ne peut que continuer à espérer que les mois à venir continuent d’être chauds.

Des militants vosgiens