Souffrance et violence au travail



La souffrance et la violence au travail ont toujours existé. Cependant, si elles étaient par le passé surtout reconnues sur un plan physique, de nouvelles formes de souffrance et de violence au travail, psychiques, se sont développées depuis une trentaine d’années en milieu professionnel.

Celui qui souffre au travail est presque toujours culpabilisé par la hiérarchie. S’il est en souffrance, d’après elle, ce n’est jamais en raison d’une organisation du travail trop souvent délétère mais uniquement en raison de sa fragilité personnelle, donc il est forcément responsable de son mal-être. C’est lui qui est malade et ce n’est pas l’organisation du travail qui est pathogène ou le mode de management qui est délétère. Que dire d’un mode de management où l’on conseille aux cadres de manager par la peur ?

La peur, d’après d’éminents neurophysiologistes travaillant sur des souris et/ou des rats, crée un état de « bon stress » qui va permettre (aux rats et aux souris peut-être mais que dire des salariés ?) d’améliorer leurs performances intellectuelles et physiques. Les « managers » appliquant ce genre de consignes n’ont plus de sens moral, ils savent qu’il ne faut ni tuer ni voler mais en dehors de cela, ils ne font plus la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal. Faire souffrir autrui et souffrir soi-même de cette situation amorale est normal. À partir du moment où la productivité de l’entreprise augmente, il est possible de justifier tout et n’importe quoi. Le fait de donner à un salarié des objectifs professionnels volontairement inatteignables, de l’isoler, de le maltraiter verbalement et de l’humilier devant une équipe de travail est inacceptable, et pourtant c’est ce que l’on conseille trop souvent aux « managers ».

En 1998, le livre de Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral, fait l’effet d’une bombe dans le paysage français de la souffrance au travail. Il sera même suivi d’une loi le réprimant et il va également orienter les plaintes des salariés.

« Je suis harcelé », disent-ils. Et l’employeur peut répondre : « Prouvez-le ! » Il est très difficile d’apporter des preuves devant un tribunal. Ensuite, faut-il juger et analyser les situations de travail uniquement en fonction du classique duo caricatural « bourreau-victime » ou « pervers-harcelé » ? Car bien souvent le « bourreau » est lui-même victime d’un autre « bourreau », son supérieur hiérarchique direct, qui ne fait qu’appliquer les consignes potentiellement pathogènes que l’on trouve dans la plupart des manuels de management.

La plainte du « harcelé » ne suffit pas pour parvenir à une description objective de sa situation. Il faut que la personne qui porte plainte pour harcèlement décrive l’organisation de son travail et son travail réel (par opposition au travail prescrit, autrement dit les consignes données par la hiérarchie). Pour analyser la situation du « harcelé », il faudra aussi parler avec le harceleur présumé, les collègues, faire une analyse chronologique des événements pour comprendre comment et pourquoi le salarié a fini par se sentir harcelé. Diverses disciplines vont servir à comprendre les raisons de sa souffrance au travail : la psychologie, la sociologie (par l’étude des relations au sein de l’entreprise), l’ergonomie, le droit, l’économie (pour les modèles macroéconomiques capitalistes que l’on nous impose), la médecine…

En 1995, Marie Pezé, psychologue clinicienne et psychanalyste, ouvre une consultation « travail et souffrance » à Nanterre car elle observe depuis quelques années chez ses patients des tableaux techniques qui rappellent les syndromes de stress post-traumatique de soldats de retour du front après des combats violents ou ceux de victimes d’attentat. Et ce sont uniquement des situations de travail très violentes qui mettent les patients dans cet état, notamment du travail mal prescrit. Le travail a un impact sur le corps et sur le psychisme. Dans les open spaces à la mode dans les années 2000, les salariés changent de poste de travail tous les jours, ils se retrouvent SBF (Sans Bureau Fixe). Si cette organisation du travail permet des économies financières, elle peut coûter très cher en termes de santé au travail et de risques psychosociaux. Chacun parle de plus en plus fort pour couvrir le bruit des conversations téléphoniques des autres, les décibels et le stress augmentent de concert.
Dans les centres d’appel, les opérateurs doivent répéter aux clients les phrases écrites par la direction, à la virgule près. Il est humiliant de ne pas pouvoir répondre comme on le souhaite, spontanément. Il existe même des centres d’appel où c’est le coach qui décide du moment des pauses « toilettes ». Oui, les techniques de management proches du harcèlement existent. Certaines techniques se banalisent : parler fort et sur un ton menaçant, poser des questions en rafales auxquelles le ou la salarié(e) ne peut pas répondre, et faire tout ceci devant une équipe complète de travail pour bien humilier la personne concernée. Ces techniques sont destructives.

La violence au travail, il y a quelques décennies, c’étaient des doigts sectionnés, des traumatismes physiques. À présent, il s’agit surtout de violence psychique, de moyens de pression et de contrôle accrus sur les salariés. Entre les objectifs professionnels, les rapports d’activité, le contrôle de gestion et le contrôle qualité, les salariés sont surveillés en permanence, l’informatisation du travail et l’édition de logiciels spécialisés permettent un flicage quasi-permanent. Il existe même des techniques de management s’apparentant à la persécution comme le contrôle des conversations téléphoniques, des conversations entre collègues, le contrôle des pauses et des absences. Comment les salariés réagissent-ils à ces « techniques de management » ? Ils essaient de tenir le coup le plus longtemps possible avec de courts arrêts de travail fournis par leur généraliste, puis ils commencent à avoir un sommeil perturbé, à penser à leur travail pendant leurs insomnies, à faire des cauchemars intrusifs où les scènes de travail de la journée repassent en boucle. Ils peuvent aussi avoir des troubles cognitifs, tels des problèmes de concentration, d’attention et de mémoire. Bien souvent, leur généraliste finit par leur prescrire des somnifères et des tranquillisants, voire des antidépresseurs. Au bout d’un temps plus ou moins long, peuvent survenir un effondrement anxio-dépressif, avec des arrêts de travail longs, voire une inaptitude temporaire ou définitive au poste de travail occupé. Dans le pire des cas, peut survenir un suicide sur le lieu de travail.

Mais le travail peut aussi jouer sur le corps, avec diverses somatisations : infections à répétition, céphalées constantes, maux d’estomac pouvant tourner à l’ulcère, problèmes cardio-vasculaires importants. La fatigue n’étant pas un mal reconnu en milieu professionnel, certains salariés vont travailler jusqu’à l’écroulement et à la mort au travail, que les Japonais appellent karoshi. Grâce aux associations de familles de victimes, le karoshi est reconnu comme un accident du travail au Japon depuis 1987. Le karoshi est la mort subite sur le lieu et pendant le temps de travail à la suite d’un stress d’origine professionnelle très important. Il y a tous les ans 20 à 60 victimes de karoshi au Japon, souvent des gens jeunes (moins de 40 ans). Les deux tiers des victimes travaillaient plus de 60heures par semaine ; sur 200 personnes, 125 sont décédées d’un AVC, 50 d’un arrêt cardiaque, et les autres d’un infarctus du myocarde.

Le travail à flux tendu, l’accélération des cadences entraînent pour beaucoup de salariés une fatigue croissante au travail et une charge physique et mentale qui augmente. Un certain nombre de salariés fatigués physiquement et mentalement par leur travail réagissent par une hyperactivité et un surinvestissement dans leur métier, qui, s’ils sont compensatoires, ont un effet pervers dangereux : les personnes ne sentent plus leur épuisement et leur souffrance. Elles n’écoutent pas les avertissements de leur corps (somatisations diverses) et ne prennent plus le temps de se soigner et de se reposer. Elles entrent dans une spirale infernale où elles travaillent de plus en plus (certaines personnes ont une véritable addiction au travail), ce qui peut se terminer par un karoshi ou un suicide sur le lieu de travail.

In furore

Article paru dans RésisteR !# 51, le 30 septembre 2017


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