Le travail c’est la santé ?



Le travail a longtemps tué, que ce soit par des accidents mortels graves avec traumatismes corporels, ou par des maladies professionnelles (silicose des mineurs, intoxication par les vapeurs de mercure pour les miroitiers ayant réalisé la galerie des Glaces, qui mouraient empoisonnés avant l’âge de 30 ans, cancers professionnels dus à l’amiante ou à d’autres substances cancérogènes).

Combien de travailleurs mutilés après un accident se sont retrouvés sans travail et sans argent pour faire vivre leur famille avant la mise en place des pensions d’invalidité et des rentes (dédommagements financiers) pour les accidents du travail graves ?

La souffrance au travail a toujours existé, mais sa forme a changé au cours du temps. Jusqu’au XXe siècle, les seules formes de souffrance au travail prises en compte ou presque étaient la souffrance physique, donc essentiellement ce qui pouvait être accidents ou maladies professionnelles, et les troubles musculo-squelettiques (pathologie douloureuse des muscles, tendons, ligaments et articulations).

Danièle Linhart [1], sociologue du travail, a étudié les effets du fordisme puis du taylorisme sur les travailleurs.

Taylor (1856-1915) pense que les relations entre ouvriers et patrons ne devraient pas être conflictuelles, que leurs intérêts devraient être communs, à savoir augmenter la productivité.

Il fustige la « flânerie » des ouvriers, qui provoque une importante perte de productivité. Il propose une organisation « scientifique » du travail (OST), où tous les gestes de l’ouvrier sont analysés et disséqués et où ensuite les ingénieurs de méthode vont déterminer les processus de fabrication les plus efficaces et les plus productifs. Le gain de productivité est important et indéniable, et il va avec une augmentation des salaires et du niveau de vie. La flânerie est impitoyablement traquée et éradiquée, les ouvriers n’ont plus de répit et de temps de détente. L’ouvrier est dépossédé de tout son savoir-faire, il n’a plus aucune prise sur son travail, qui perd tout son sens et devient abrutissant. Les ouvriers n’ont plus besoin de faire appel à leur esprit d’initiative et à leur intelligence pour travailler. On leur remet des consignes écrites où tous les gestes nécessaires au travail sont décrits en détail. Le taylorisme est très autoritaire et ne supporte aucune opposition. Les employés ont l’obligation de travailler main dans la main avec leur patron et la lutte des classes ne doit plus exister.

Le taylorisme génère de nouveaux emplois de techniciens et d’ingénieurs des méthodes, les contremaîtres se développent et les travailleurs sont surveillés en permanence. Le système est très inégalitaire, entre encadrement, agents de maîtrise et ouvriers tout en bas de l’échelle.

Ford (1863-1947) introduit en 1913 les premières chaînes de montage dans l’industrie, ce qui entraîne l’augmentation du rythme de travail. Le temps d’assemblage d’une voiture passe de 216 heures en 1913 à 127 heures en 1914, ce qui représente une augmentation de 70 %. Si c’est spectaculaire, la détérioration des conditions de travail est elle aussi spectaculaire. Les témoignages des ouvriers de chez Ford parlent d’« une sorte d’enfer où les hommes sont devenus des robots ». Les ouvriers sont exploités très durement, le rythme de travail les obsède et entraîne une maladie nerveuse qu’ils baptisent « fordite » et que nous appellerions actuellement stress. Le turn-over des ouvriers est spectaculaire : 380% ! Ford double alors la paye en 1914 passant de 2,5 à 5 dollars par jour et réussit à fidéliser ses ouvriers, le turn-over descend alors à 16%. Il pratique également une politique très interventionniste dans la vie privée de ses ouvriers en formant des « inspecteurs » qui doivent aller vérifier au domicile des ouvriers qu’ils respectent bien les règles d’hygiène, de morale et le sens de l’économie qu’il préconise sans quoi ils ne touchent pas le salaire maximum de 5 dollars mais seulement 2,50 dollars par jour.

Taylor et Ford, avec chacun leur modèle et leur représentation du travail, prétendaient changer l’état d’esprit des ouvriers et obtenir la paix sociale, ce qui n’a pas fonctionné si bien que cela…

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L’arrivée du taylorisme dans les usines Renault, en France, s’accompagne d’importants mouvements de grève. Henry Ford comprend alors que le côté technique ne suffit pas et qu’il faut prendre en compte la dimension humaine dans l’organisation du travail.

À partir des années 1930, aux USA, le mouvement des « Human Relations » apparaît dans l’industrie moderne. Ce mouvement est fondé sur le développement des sciences de l’homme appliquées au travail, la psychologie et la sociologie y ont toute leur place. Il faut prendre en compte les griefs et les aspirations psychologiques et sociologiques des personnels. C’est l’époque où se développe la « Harvard School of Business », où de nombreux patrons envoient en stage leurs jeunes chefs et les futurs leaders de service de la direction du personnel. Ce mouvement des relations humaines s’accompagne aussi d’un paternalisme matériel et moral exacerbé. Ce paternalisme transforme les rapports d’autorité et d’exploitation en rapports affectifs et empêche les ouvriers de se révolter contre l’exploitation dont ils sont victimes, les patrons se montrant bienveillants à leur égard et se comportant en bons pères de famille. Les patrons d’usine investissent dans les logements, ils construisent des cités ouvrières, des hôpitaux, des écoles, des bibliothèques, créent des associations sportives et culturelles. Les ouvriers peuvent être pris en charge toute leur vie. Le but inavoué est d’empêcher la contestation et la « dépravation » ouvrière, occuper l’ouvrier le protège du vice et de l’alcoolisme. Ce paternalisme permet de « fidéliser » les ouvriers et d’empêcher un turn-over important.

Le fordisme et le taylorisme, où tout le travail est prescrit par des consignes écrites, se heurtent malgré tout à un écueil important : si les travailleurs n’appliquent que les consignes écrites et font la grève du zèle, plus rien ne fonctionne.

Dans les années 1970-1980, la psychologie et la sociologie du travail ainsi que l’ergonomie vont étudier cet aspect du travail et définir le travail réel. Le travail réel est le travail décrit par l’ouvrier ou l’agent, ce qu’il fait vraiment : le travail réel est souvent fort éloigné du travail prescrit. Mais bien souvent les compétences du travail réel sont utilisées et transmises entre salariés de façon clandestine, en se cachant du patron. Ces pratiques existent partout, elles permettent de redonner un sens au travail, de se le réapproprier et, donc, de le rendre plus supportable. Elles recréent aussi une solidarité et un collectif de travail entre salariés.

Cependant, l’écart entre travail réel et travail prescrit est souvent source de souffrance au travail.

La souffrance au travail est un sujet devenu médiatique depuis les suicides sur le lieu de travail, que ce soit à France Télécom, Renault ou La Poste. Elle se décline sous plusieurs formes et les mots burn-out (épuisement professionnel en français), et risques psychosociaux (RPS) sont passés dans le langage courant.

Les suicides à France Télécom ont été très médiatisés, en septembre 2009. Didier Lombard, le PDG de l’époque, avait choqué en s’engageant à mettre un « point d’arrêt à cette mode du suicide qui, évidemment, choque tout le monde ». Comment pouvait-il s’exprimer ainsi sur de tels drames ? Du reste, il a été mis en examen plus tard pour harcèlement moral. Les méthodes brutales de management de France Télécom, à l’époque, les mobilités géographiques et/ou fonctionnelles (changement du contenu du travail) imposées à grande échelle, la volonté de pousser les personnels à la démission pour diminuer le nombre de salariés avaient créé des ambiances professionnelles délétères, poussant les salariés à bout. On peut se demander comment on en est arrivé là…

Le mouvement des « Human Relations » est apparu dans les années 1930, mais son application massive en Europe n’a commencé que dans les années 1970, avec, par exemple dans l’industrie, une rémunération individualisée en fonction de la productivité, et, de façon générale de nouveaux modes de gestion des « ressources humaines ». Alors qu’autrefois, il était question de service de gestion de personnels, l’apparition de la gestion des « ressources humaines » a marqué un tournant et de nouvelles pratiques. L’intensification du travail va devenir générale, dans l’industrie, il faut augmenter la productivité sans limite. L’informatisation générale va entraîner la généralisation des postes de travail isolés. La mondialisation et la libéralisation complète de l’économie génèrent un contexte de concurrence sauvage qui n’épargnera aucun secteur ou presque. Au sein des entreprises et des administrations, les salariés sont aussi mis en concurrence. La pratique et la généralisation des entretiens professionnels d’évaluation avec le N + 1 (supérieur hiérarchique direct), qui fixent des objectifs professionnels individuels à chacun(e), mettent les personnels sous pression. Leurs « performances » sont évaluées lors de l’entretien professionnel suivant, six mois ou un an après, et la rémunération peut en dépendre. Ce processus est non seulement infantilisant, mais il est aussi délétère. L’individualisation à outrance de la gestion des personnels et de leur parcours professionnel casse les collectifs de travail, qui restent d’après la plupart des psychologues du travail (Yves Clot, Christophe Dejours) le meilleur rempart contre le désespoir, la dépression, le burn-out et les risques psychosociaux de façon générale. L’employeur prétend miser sur l’empathie avec le salarié qui se retrouve tout seul face à ses difficultés professionnelles, une fois le collectif de travail cassé. Le salarié exemplaire doit accepter la flexibilité, la mobilité et être tout le temps disponible pour son travail (bien entendu au détriment de sa vie privée et familiale). Des réunions ont lieu pour « souder » les salariés, déterminer la culture de l’entreprise. Dans les années 1980, c’est la grande vogue des week-ends « séminaires » saut à l’élastique ou en parachute, les salariés doivent investir toute leur énergie dans l’entreprise et faire toujours plus avec moins de personnels et de budgets. L’idéologie du « défi » professionnel à relever, du dépassement de soi se développe. La mise en concurrence des salariés empêche la coopération et entraîne la dégradation des rapports sociaux sur le lieu de travail. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont invasives et peuvent empêcher une séparation nette entre sphère publique et privée. Elles permettent aussi de surveiller les salariés en permanence.

Cette nouvelle organisation du travail génère du stress et du mal-être. Dans les années 1990-2000, c’est la grande mode des open spaces, bureaux immenses où jusqu’à 50 personnes peuvent travailler sur le même « plateau ». Chacun se sent surveillé et surveille tout le monde, les conversations téléphoniques dérangent les uns et les autres, aucune intimité n’est possible, les horaires de travail sont délirants et ne laissent aucun équilibre possible entre vie professionnelle et vie privée.

Le changement doit être permanent. Il faut déstabiliser les salariés par des restructurations et des réorganisations incessantes, ainsi vont-ils accepter d’appliquer les procédures standardisées de travail concoctées par la direction. Ils vont perdre leurs repères et leurs compétences professionnelles, ils ne maîtriseront plus leur travail et seront donc facilement taillables et corvéables à merci.

La dictature du changement permanent va de pair avec une précarisation des salariés, qui augmente, les CDD, les stagiaires, les vacataires sont de plus en plus nombreux, surtout chez les jeunes salariés, les stages et les CDD étant le passage obligé vers un CDI que certain(e)s ne décrocheront jamais Une main-d’œuvre précarisée ne proteste pas, ne conteste pas, ne se met jamais en grève.

La précarité et le chômage de masse permettent aux employeurs de faire un chantage à l’emploi et d’imposer ce qu’ils veulent. Travailler n’est certes pas toujours bon pour la santé mais avoir un emploi stable est devenu un privilège…

In furore

Article paru dans RésisteR ! #50 le 9 juillet 2017.


Notes

[1Voir Danièle Linhart, La Comédie humaine du travail – De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Paris, Érès, coll. « Sociologie clinique », 2015.


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