Le feu aux lacs



Léon du Léman et les renards du Michigan

La ville de Chicago a bien des charmes et des spécialités, une des plus remarquables est le prix Nobel d’économie. Les universités de la ville, spécialisées dans l’ultralibéralisme, en comptent un nombre impressionnant. Une légende raconte que dans une de ces universités un vieux professeur reçut un jour d’octobre un coup de téléphone lui annonçant qu’il avait enfin reçu le prix Nobel, il aurait alors plaisamment répondu : « Ça ne m’étonne pas, dans mon labo il n’y avait plus que la femme de ménage et moi qui ne l’avions pas. »

La femme de ménage repassera encore cette année, car c’est Oliver Hart et Bengt Holmström qui ont reçu conjointement le prix Nobel 2016.

À première vue on s’en tamponne le coquillard.

En effet, que deux hommes blancs à la mine sinistre travaillant aux États-Unis (mais pas à Chicago, cette fois-là) et réalisant leurs recherches et leurs publications dans une novlangue largement inspirée de l’anglais américain, mais totalement incompréhensible par le commun des mortels, soient recompensés n’a rien d’original. Que nos deux lascars soient des ultralibéraux et ne voient de solutions aux malheurs du temps que dans l’individualisme nous étonne encore moins. C’est tous les ans la même chose depuis la création du prix Nobel d’économie. D’ailleurs ce n’est même pas à proprement parler un prix Nobel. Et en plus il n’existe que depuis 1969 [1]. Ce pseudo-prix est en fait l’aboutissement d’un long travail de lobbying des économistes qui essaient de faire valoir que leur discipline est une science, même si elle ne parvient pas à dégager de loi un tant soit peu sérieuse et reproductible, sauf à devenir de la comptabilité ou des statistiques. Le prestige du prix Nobel permet donc de redorer chaque année le blason d’une discipline dont les tenants n’ont de cesse de conseiller l’austérité aux gouvernements et de donner des leçons aux petites gens. Le fait que les prévisions des économistes sont de moins bonne qualité que celles de l’astrologue de Télé Star ne les rend pas plus modestes pour autant. Et si encore l’économie permettait d’expliquer les phénomènes après coup, pourquoi pas… mais dans ce domaine les historiens et les sociologues sont bien plus adroits.

Pourtant, l’économie est un questionnement vital pour toutes les sociétés. Comment s’organiser pour répondre aux besoins des populations ? Comment créer l’abondance ? La question hante les cerveaux des êtres humains depuis toujours, avec raison.

Et vu comme ça on s’en tamponne déjà moins le coquillard.

Alors voilà… Il y 142 ans, en 1874, un dénommé Léon Walras publiait à Lausanne Éléments d’économie politique pure, ou théorie de la richesse sociale. L’ouvrage a constitué, bien après coup, une révolution non pas du fait qu’il apportait de nouvelles recettes pour organiser la société mais parce qu’il introduisait une mathématisation sans précédent de l’économie. Comme le dit Jean-Marie Harribey, un des rares économistes fréquentables en ces temps de radotage néo libéral, « l’apport de Walras va consister à concevoir une formalisation mathématique permettant de définir de façon précise la situation optimale d’une économie basée sur le libre-échange des produits, sur la vente libre de la force de travail, sur la libre circulation des capitaux et la libre location de la terre » [2]. En d’autres termes, il s’agit de faire de la loi de l’offre et de la demande la première loi économique et la source de toutes les autres.

Vaste programme dont nous subissons tous et toutes les conséquences depuis que de Macron à Juppé en passant par Merkel, Obama, la CFDT, les frondeurs du PS, le parti communiste chinois et la PME Le Pen, tous les affamés de pouvoir s’y sont ralliés.

Les bourgeois du XIXe siècle, émancipés par les révolutions politiques des siècles précédents, n’avaient certes pas attendu Walras pour mettre en place un système d’une ampleur colossale, basé sur l’exploitation de l’ensemble des êtres humains au profit d’une infime minorité d’entre eux. Marx avait, en outre, déjà décrit et nommé ce système dans Le Capital, paru sept ans avant les Éléments d’économie politique pure.

La théorie de l’équilibre général que Walras développe dans son ouvrage est un objet fascinant, une abstraction puissante. Un nombre considérable d’équations permet de modéliser le comportement des acteurs de l’économie : les travailleurs, les investisseurs, les consommateurs, etc. La philosophie ne saurait mieux en être résumée que par l’auteur lui-même : « Le monde peut être considéré comme un vaste marché général composé de divers marchés spéciaux où la richesse sociale se vend et s’achète. » [3]

Tout ça est bien gentil (façon de parler) mais repose sur toute une série d’hypothèses nécessaires à la validité du modèle, et le moins qu’on puisse dire c’est qu’elles sont parfois saugrenues. Prenons deux exemples assez marquants. Première hypothèse : les individus, c’est-à-dire vous, moi, DSK, les migrants syriens, les riches, les pauvres… sont égaux dans leur capacité à agir (économiquement) et dans leur niveau d’information (sur l’économie).

Ha ha ha !

Deuxième hypothèse : tous les vendeurs de biens et services (le groupe Auchan, Jacky patron du « Bon Accueil » à Maxéville, les chauffeurs de VTC et les taxis, sont à égalité sur le marché, car nous sommes dans la concurrence « pure et parfaite ».

Hi hi hi !

Ces deux hypothèses farfelues dans notre monde où l’information est devenue une marchandise aux mains de monopoles acharnés à détruire toute concurrence, où les gros mangent les petits et où les petits en sont réduits à se dévorer entre eux devraient suffire à décrédibiliser le modèle.

Mais hélas, il se porte bien ! Certes, après des débuts difficiles. Jugé en effet complexe à la fin du XIXe siècle, le modèle de l’équilibre général n’a pas connu un succès immédiat. Il nécessitait pour être conforté et adapté beaucoup d’informations sur l’économie et des calculs fastidieux.

Après 1945, tout a changé. L’œuvre de Walras a rencontré son public d’anticommunistes effrayés par le succès des révolutions qui agitaient la planète et menaçaient les bénéfices. Les économistes ont alors définitivement troqué leurs bouquins de philo et d’histoire contre des calculettes, et remplacé leurs cerveaux par des ordinateurs IBM. Walras est devenu post-mortem (avec quelques autres) [4] la coqueluche des universités américaines et la référence des actionnaires, des patrons et des ravis du capitalisme.

La suite est une série de catastrophes. L’offensive idéologique contre le communisme a enrôlé l’économie devenue une sous-discipline des mathématiques appliquées, la création du pseudo-prix Nobel visant à lui donner l’autorité d’une science « dure ». Les politiques ultralibérales ont été testées en grandeur nature dans le Chili de Pinochet, elles ont produit l’auto proclamé « miracle chilien » qui a fait du business dans une dictature sanglante, où étaient interdits les syndicats, les partis politiques et la grève, un exemple de réussite et un modèle à suivre. L’échec dramatique des pays du bloc de l’Est a fait le reste : « Il n’y a pas d’alternative au capitalisme », les méthodes étaient testées, le slogan était trouvé. Thatcher puis Reagan ont lancé le mouvement, les autres ont suivi. Ils suivent toujours.

Sauf que…

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Le hic, car il y en a un, et il est de taille, c’est que… ça ne fonctionne pas. Quiconque a déjà essayé de prendre le train à Liverpool, de se faire soigner dans l’Arkansas ou de poster un colis de plus de 3,5 kg à la poste de Champigneulles a constaté que la privatisation des services publics, élément central de ces politiques, est à chaque fois un désastre pour la population en même temps qu’elle est juteuse pour les actionnaires.

Le deuxième hic, car il y en a un deuxième, c’est que ça commence à se voir. Depuis quatre décennies que le monde vit au rythme des politiques inspirées de ce modèle, les choses ne vont pas mieux. Et à peine une région du monde décolle-t-elle économiquement en faisant exploiter et pressurer sa population pour attirer les investisseurs, qu’un autre pays offre des opportunités d’exploitation plus fortes encore. La Chine a à peine fini de s’éveiller, que déjà le Vietnam, ou les pays d’Afrique centrale sont sur les rangs, pour lui prendre sa place de championne des bas salaires, de la répression syndicale et de la pollution.

Nous voilà rendus au point où la misère qu’engendre le système partout dans le monde est telle que les deux arguments habituellement donnés par ses défenseurs ne fonctionnent plus.
Premier argument : la création prodigieuse de richesse réalisée sous ce régime depuis près d’un siècle au niveau mondial signerait son succès. Certes, c’est impressionnant mais ça ne tient plus face à l’indécence toujours plus grande des inégalités et à la destruction de la planète qui en sont le corollaire et qui, surtout, sont les conditions indispensables à la création de la richesse dans ce système.

Cela ne tient plus non plus face à la barbarie des guerres pour le pétrole et les métaux rares. Jusqu’à récemment, les effets du capitalisme mondial se faisaient sentir loin des yeux et du cœur des Occidentaux : guerres coloniales, guerres pour le pétrole, famines en Afrique, inondations au Bangladesh. Mais aujourd’hui tout se rapproche et s’accélère, les réfugiés des guerres pour le pétrole (et de leurs suites) arrivent en masse. La violence et la barbarie débordent des écrans sur lesquels on peut voir un système devenu fou mettre en scène et vendre la misère, la violence et la mort qu’il engendre.

Deuxième argument des tenants du système : « Vous n’avez pas de système alternatif, donc, de toute façon, c’est ça ou le communisme et on a vu, c’est encore pire… » Mouaif… l’URSS de la nomenklatura, de la surveillance généralisée et des brutalités policières apparaît de moins en moins comme une menace crédible dans des sociétés qui tendent de plus en plus à lui ressembler.

Mais, d’un autre côté, toutes celles et ceux, de gauche, qui pensent qu’il y a capitalisme et capitalisme, libéralisme et capitalisme à la papa, capitalisme rhénan paternaliste contre capitalisme financier anglo-saxon débridé, sont en panne aussi.

Les voilà réduits à demander la fermeture des frontières, le repli sur soi, en faisant des contorsions de plus en plus vives pour se démarquer des nationalistes et autres agités de la patrie. Comme dirait Mélenchon : arrêtons de chanter L’Internationale, les gens ne la connaissent plus. La Marseillaise est par contre toujours aussi porteuse. Et puis, quand bien même, si on écoutait les réformistes, les sociaux – au choix – démocrates, libéraux, traîtres, frondeurs, etc., il faudrait prendre le pouvoir dans chaque pays et fermer des marchés (c’est-à-dire renationaliser). Si elles sont moralement justes, ces mesures mises en place sans changer de système ne conduiront qu’à diminuer la création de richesse marchande et à gripper un moteur qui ne sait marcher qu’à fond la caisse et en marche avant. Mais chiche ! Allons-y ! Poussons les contradictions du système jusqu’au bout. Il y a fort à parier que l’écroulement économique de pays retranchés derrière leurs frontières n’est que le prélude à des guerres comme on en connut tant il n’y a pas si longtemps… Les frontières n’ont jamais protégé personne, bien au contraire !

La meilleure illustration du fait que, pourtant souvent de bonne foi, ces braves gens se gourent dans les grandes largeurs, c’est que Léon Walras lui-même n’envisageait son système théorique d’économie pure qu’accompagné d’un système d’« économie sociale » qui devait assurer une justice entre les humains. C’est qu’il se réclamait du socialisme et pensait que le pouvoir politique devait répartir les richesses créées le plus justement possible…

Se considérant comme un économiste « pur » il ne s’est pas beaucoup avancé sur le terrain politique, et personne n’a réussi à poursuivre son idée…

Mais revenons à nos loups, défenseurs du marché. Les successeurs de Léon sont des gens simples, peu enclins aux finesses. L’économie se met en chiffres, la politique n’est que la conséquence du résultat des calculs. L’être humain, réduit à des fonctions de consommateur et de producteur, suffit en effet à assurer des rendements intéressants aux actionnaires. Pointant le colossal déficit démocratique des pays communistes tout au long de la Guerre froide, ils ont réussi à imposer l’idée que la démocratie représentative, voire la démocratie tout court n’était rien d’autre que l’avatar politique du capitalisme, dont la liberté est un des postulats de base. Liberté d’entreprendre et liberté d’exploiter, on l’avait compris. Le renard libre dans le poulailler libre.

Le mensonge est gros, et il tient encore… un peu. Mais dans une société européenne hystérique ou une grande partie de la population est prête à troquer la liberté contre la sécurité, ça pèse de moins en moins lourd.

Alors quoi, le roi est nu ?

Qui soutient encore ce système économique à bout de souffle ?

Peu de monde, à vrai dire : ceux qui en bénéficient et en premier lieu la classe politique. Installée par la force ou par les urnes, elle assure partout dans le monde que la solution au problème est le problème lui-même, que pour sortir de la misère dans laquelle le libéralisme nous a plongés, il faut plus de libéralisme. Que vaut encore la parole de ces élites en faillite ? Toujours trop, tant que les masses n’ont pas conscience de leur pouvoir…

La parole ne suffisant plus, il faut y joindre le geste : encadrer, surveiller, se protéger. Partout les puissants embauchent des flics, des gardiens de prisons, posent des caméras, créent des milices. Le capitalisme nous a amenés au bord du gouffre. Nous voici rendus au temps des extrémistes. Les extrémistes qui nous gouvernent, acharnés à maintenir un système en faillite, sont concurrencés par les extrémistes qu’ils ont créés. Les loups sont sortis du bois ; on recrute à flux tendu chez tous les fascistes religieux et politiques. Aux bombes des uns commencent à répondre les ratonnades des autres…

Pauvre Léon Walras, lui qui se voulait « humanitaire »…

Pendant ce temps-là…

Face à ce désastre, que se passe-t-il dans la corporation des économistes ? Cherche-t-on un nouveau système ? Planche-t-on avec fébrilité sur des réformes radicales des théories de l’équilibre général ?

Non : on se penche sur les hypothèses du modèle. On a bien conscience qu’elles sont un peu fragiles… Mais elles sont la base de ce système si désirable et si juteux.

C’est là que reviennent nos deux pseudo-prix Nobel 2016. Ils ont été récompensés pour leurs travaux sur les « contrats », c’est-à-dire sur les moyens de motiver les travailleurs, à coups d’évaluation, de performance, de management… et de primes pour les PDG. Mais qu’est ce que c’est que cette histoire de contrat sinon la tentative désespérée de valider l’hypothèse de l’équilibre général de Walras, qui porte le joli nom d’Homo economicus. Eh oui ! Pour que tout fonctionne, il faut que l’Homo sapiens – vous moi, Nadine Morano, Michel Platini et votre belle sœur – soit rationnel, adapté à l’économie, raisonnant offre demande et ne voyant dans toute relation humaine que la conclusion d’une transaction dont il tire profit. Pour Platini et Morano, c’est gagné, pour les autres, c’est moins sûr. Pour tous ces gens qui ne se voient pas comme des offreurs de travail libres d’aller travailler pour satisfaire leurs besoins élémentaires et se payer quelques extras, mais qui en ont marre de se lever le matin pour aller enrichir leur patron ou se faire engueuler à Pôle Emploi, le concept est plus flou. Soyons sérieux : tout ça ne tient pas du tout et même Léon Walras se sentait sans doute souvent comme vous et moi : une bête prête à se vautrer dans le plaisir, le stupre et la fainéantise, comme ça… gratuitement. Un Homo erectus désireux de goûter enfin la liberté du poulailler à poil quand il a fini de plumer le renard…

Mais, revenons à nos moutons. Ainsi va la vie au pays des économistes : le changement et la remise en cause ne sont pas à l’ordre du jour, l’adaptation aux réalités c’est pour les autres, les pauvres [5]. Les économistes dominants de notre époque ont une doctrine qui est née la même année que Jeanne Calment. Cette doctrine ne fonctionne pas, mais peu importe, ils sont prêts à tout pour nous l’imposer. Aucune crise, aucune guerre ne les fait dévier, peu importe la misère et les morts. Ils osent tout, comme ces deux zozos auteurs du dernier opuscule à la mode dans les matinales des radios et télé d’info en continu intitulé Le Négationnisme économique. Charmant pamphlet où deux économistes dominants expliquent que quiconque conteste la doxa libérale est un obscurantiste qui nie la science, pire que ça : un négationniste ! Passées les bornes, il n’y a plus de limites…

Si l’économie est une science, et après tout pourquoi pas ?, elle ne progressera qu’en apprenant de ses errements, quand bien même ils sont partagés par une majorité. On en a vu d’autres…

Notre avenir décidément ne peut pas être laissé à ces gens. C’est à nous tous-tes qu’il appartient de poser les bases d’une autre société, sans dogmatisme. Nos seules limites sont notre imagination et notre fascination pour les radoteurs du vieux monde capitaliste, qui part en lambeaux devant nos yeux étonnés.

Violetta Bettembourg

Article paru dans RésisteR ! #45 le 29 octobre 2016


Notes

[1Le « prix Nobel d’économie » : une habile mystification, Gilles Dostaler Alternatives économiques, n° 238 - juillet 2005.

[2Jean-Marie Harribey, Cours en ligne – université de Bordeaux IV. J.-M. Harribey est par ailleurs coprésident du conseil scientifique d’ATTAC.

[3Léon Walras, Œuvres économiques complètes – Livre VIII. Éléments d’économie politique pure, ou théorie de la richesse sociale.

[4William Stanley Jevons ou Carl Menger, contemporains de notre ami Léon et de Vilfredo Pareto, son continuateur, par exemple.

[5La profession comporte bien quelques hétérodoxes courageux qui, invariablement, pointent les contradictions de ce système – qui ne sait qu’accélérer, certain qu’il est que, quelles que soient les catastrophes qu’il a créées, il en ressortira conforté –, mais ils sont quasiment invisibles et inaudibles, et… pas près d’avoir le Nobel !