La minute anti-philosophique du Sot crade



Nietzsche prétendait philosopher à coups de marteau ; bien plus prétentieux que lui, le Sot crade se targue de concourir au crépuscule de la philosophie.

En fait, ce n’est pas tant la philosophie en soi, ni même pour soi, que le Sot crade déteste, ce n’est que la sous-variété scolaire de cette discipline. Le Sot crade, c’est-à-dire moi, a beaucoup de mal avec certaines disciplines scolaires – parfois avec la discipline aussi, mais c’est un autre problème. Parmi ce qui est enseigné aux élèves, deux disciplines m’ont toujours posé problème, il s’agit de l’histoire et de la philosophie, qui sont en quelque sorte les deux mamelles de la République à l’école : la première a pour but d’enseigner les valeurs suprêmes de l’idéal républicain, la seconde celles de l’idéal de la pensée pure. C’est pourquoi l’enseignement de l’histoire est un tel enjeu politique, alors que la philo semble au-delà de ces disputes. Par une ruse bien ironique de l’histoire de nos sociétés, ces deux disciplines suprêmes n’ont actuellement plus aucune valeur monétaire. Allez à Pôle Emploi avec un master ou un doctorat de philo ou d’histoire en poche et vous comprendrez tout de suite ce que je veux dire. Nous sommes donc face à deux disciplines sans valeur, mais dont les représentants se la pètent grave. Alors que le prof de maths reste toute sa vie un simple « prof de maths », le prof d’histoire et plus encore celui de philo sont d’emblée autre chose de bien plus prestigieux : il est historien – bien souvent il joue en plus à l’érudit spécialiste de l’histoire locale – ou il est philosophe – et là, attention !, pas question d’être dans le « local », il est Philosophe avec un grand P, se consacrant aux questions les plus générales. Laissons là le soi-disant historien et concentrons-nous sur le Philosophe scolaire.

La philosophie, à l’école – au lycée, pour être exact –, a pour but revendiqué d’apprendre à penser par soi-même. Noble but, dont on ne saurait se moquer. Sauf que penser par soi-même pour le Philosophe scolaire, c’est toujours penser dans un certain cadre qui est le sien. Je ne parle pas de cadre idéologique. Il existe d’ailleurs toute sorte de Philosophes scolaires : des hégéliens, particulièrement de la sous-espèce hégéliano-marxiste, des thomistes, bien peu, des platoniciens, à la pelle, des cartésiens, à foison… Non, le cadre dont je parle est consubstantiel à tout Philosophe scolaire et consiste à penser, d’une part, que plus on pense plus on se détache de la matérialité pour atteindre le monde des idées et des valeurs, et, d’autre part, que cet exercice de détachement du monde est accessible à tout un chacun. Concernant ce deuxième aspect, cela consiste à dire que puisque la Philosophie est détachée du monde, les contingences matérielles qui affectent les individus n’ont pas d’influence sur l’exercice même de la Philosophie. En gros et en simplifiant, on peut penser même si on a le ventre vide. La réalité est tout autre.

Une preuve on ne peut plus manifeste de cela est que les élèves venant des classes sociales défavorisées ont, en général, bien plus de mal à comprendre le sens même de l’exercice de réflexion, soi-disant libre, mais en fait très codifié, que l’on leur demande en philo. Pour les meilleurs d’entre eux, leurs devoirs resteront « scolaires », insulte suprême du Philosophe scolaire – qu’être scolaire soit un défaut à l’école a quelque chose de profondément paradoxal… Et pourquoi, restent-ils « scolaires » ? Parce qu’ils ont du mal à comprendre que le sens de ce qu’on leur demande c’est avant tout de faire preuve d’une réflexion « désintéressée » et « profonde », c’est-à-dire en de fin de compte une réflexion intéressée par les profits purement symboliques qu’apporte l’apparence rhétorique du désintérêt et de la profondeur. En fait, il s’agit en classe de philosophie de se prêter à ce que Platon appelait un « jeu sérieux », et pour la plupart d’entre eux cela n’a aucun sens car cet oxymore, qu’il s’agisse en l’occurrence de l’expression de Platon ou de l’exercice de la dissert, repose sur des valeurs proprement aristocratiques, qui leur sont totalement étrangères. Quand un prof de khâgne, auteur de manuels et inspecteur pédagogique écrit : « Au lycée, les conditions socio-économiques jouent ce rôle de facteurs exogènes, qui tendent à devenir prépondérants dès qu’on s’avise de les prendre en compte et qui réduisent à rien la part du philosophique lorsque le pédagogique est appelé à prévaloir. La classe de philosophie est un lieu où les réalités de l’existence quotidienne flottent en état d’apesanteur sociologique. La classe de philosophie est le modèle visible d’une cité idéale où la parole, délivrée de ses servitudes, n’aurait d’autre fin que la recherche de la vérité. » (Léon-Louis Grateloup, Notice pédagogique à l’usage du professeur de philosophie en terminale, Hachette, 1986.), on se dit qu’il se fout de la gueule du monde – et ne croyez pas qu’en trente ans tout ceci est remisé au placard, non !, c’est toujours la pensée de l’institution. Ainsi, ce serait parce qu’on se préoccupe de la condition sociale des élèves que cette condition sociale les empêche d’accéder à la philosophie – défaut originel des pédagogues –, la classe de philosophie serait l’équivalent de l’agora antique – agora où seuls venaient ceux qui en avaient le loisir, c’est-à-dire qui avaient des esclaves pour bosser à leur place. On est donc en droit d’en conclure que si les enfants de prolos réussissent si rarement à obtenir des bonnes notes en philo, c’est simplement parce qu’ils sont cons. Le Philosophe scolaire, drapé dans son aristocratie intellectuelle, dans sa doxa – on devrait dire plutôt son orthodoxie, orthodoxie qu’on peut résumer à ce mot de Kant : « On n’apprend pas la philosophie » –, est un de ceux qui favorisent le plus fortement la reproduction sociale, car seuls les « bien-nés » peuvent apprendre à philosopher si l’on présente les choses ainsi et, ce, le plus souvent en toute bonne foi. Car enfin, s’interroger sur les conditions sociales de possibilités de l’exercice philosophique, c’est sale, c’est tout juste bon pour les sociologues, ce genre de boulot ; nous nous occupons des pensées, des vraies, pas des faits.

Socrate, par son ironie, remettait en place ceux qui croyaient savoir. Suivant son exemple, je demande à ses admirateurs actuels de se remettre en cause, sous peine de passer pour des ennemis de classe.

Le Sot crade

Article paru dans RésisteR ! #51 le 30 septembre 2017.