Bientôt 50 ans que l’État français tait le massacre de plus de 100 Guadeloupéens et Guadeloupéennes



(De notre correspondante en Guadeloupe)
Le 20 mars 1967, un riche propriétaire européen d’un grand magasin de chaussures à Basse-Terre lâche sur un vieux cordonnier ambulant infirme son berger allemand, car il lui avait interdit de passer devant la devanture de son magasin. Il excite son chien en lui criant « dis bonjour au nègre ».

Le malheureux cordonnier mis à terre et mordu par le chien est secouru par la foule, tandis que le proprio, du haut de son balcon, nargue et invective à qui mieux mieux les passants et même les policiers guadeloupéens qui sont accourus. Il s’ensuit une colère qui aboutit au sac du magasin.

Le préfet la Guadeloupe, ancien directeur de cabinet du préfet d’Alger (après la fameuse bataille d’Alger qui a donné lieu à la pratique systématique de la torture et des exécutions sommaires) feint de condamner l’acte raciste, mais profite des événements pour démanteler le mouvement autonomiste né de la déception des Guadeloupéens qui savent, du fait du racisme et des incroyables injustices sociales qui les frappent, de n’être pas assimilés et d’être traités en indigènes malgré le fait d’être un département français depuis 1947.

Des émeutes ont lieu à Basse-Terre puis à Pointe-à-Pitre. La répression policière est violente : une cinquantaine de blessés.

Le 24 mai, les ouvriers du bâtiment se mettent en grève, réclamant 2 % d’augmentation et l’alignement des droits sociaux sur ceux de la Métropole.

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Le 25 mai, des négociations sont organisées à Pointe-à-Pitre. Elles sont de pure forme. Le chef de la délégation patronale, Brizzard, déclare : « Quand les nègres auront faim, ils reprendront bien le travail. »

Dès lors la situation s’envenime. Les forces de l’ordre ouvrent le feu dans l’après-midi, abattant deux jeunes Guadeloupéens : Jacques Nestor et Ary Pincemaille. En réaction à ces deux « bavures » selon les uns, exécutions sommaires selon les autres, deux armureries sont pillées et les affrontements se multiplient.

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Après l’incendie de lieux symboliques de la France continentale (Banque de Guadeloupe, Air-France, France-Antilles) la gendarmerie mobile et les CRS, aidés de l’armée, ouvrent alors le feu sur la foule, qui fait plusieurs dizaines de morts. Dans la soirée, l’ordre est donné de nettoyer la ville à la mitrailleuse et les passants, qui ont la « malchance » de se trouver là, sont mitraillés depuis les jeeps qui sillonnent la ville.

Le lendemain matin, 26 mai 1967, les lycéens de Baimbridge organisent une manifestation spontanée pour dénoncer les tueries de la veille. Les forces de l’ordre ouvrent de nouveau le feu.

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Le 30 mai, le patronat sera contraint d’accorder une augmentation de 25 % des salaires à des ouvriers qui ne demandaient que 2 %. Des centaines de Guadeloupéens ont été arrêtées. 10 seront immédiatement condamnés à des peines de prison ferme. 70 autres feront l’objet de poursuites. En outre, 19 Guadeloupéens, liés au Gong (Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe, indépendantiste) et accusés d’avoir organisé la sédition, sont déportés en France et déférés devant la Cour de sûreté de l’État. Treize des accusés seront acquittés, les six autres condamnés avec sursis.

Le bilan officiel de ces journées est de 8 morts. En 1985, un ministre socialiste de l’Outre-mer lâche le chiffre de 87 morts, un Garde des Sceaux a évoqué 100 morts. Certains parlent du double. Le caractère imprécis de ce bilan, dans un département français, en dit long sur la situation qui pouvait y régner à cette époque.

Curieusement, les archives relatives au massacre, ce qu’il en reste, ont été classées « secret-défense » jusqu’en mai 2017, ce qui pourrait être le signe que des hommes des forces spéciales ont pu être utilisés sous l’uniforme des forces de l’ordre classique, comme cela se fait parfois, quand la République se sent menacée.

Les séquelles de ces événements sanglants, dans la mémoire collective guadeloupéenne, sont d’autant plus vivaces que le massacre de mai 1967 a toujours été minimisé, sinon occulté.

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De même, la seule réponse, donnée par le gouvernement de l’époque aux problèmes économiques et sociaux, a été l’exil par le Bumidom. Le Bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer) est un organisme créé par Michel Debré en 1963, en période de chômage, lié à la crise de l’industrie sucrière aux Antilles, pour favoriser l’émigration des Afro-descendants des départements d’outre-mer vers la France.

Ce système a fonctionné jusqu’en 1981. Le gouvernement aurait sciemment envisagé de vider les anciennes colonies des descendants d’esclaves pour y installer d’autres populations et particulièrement des Français. Le Bumidom a occasionné de manière directe la venue en France, notamment en région parisienne, de 70000 personnes nées outre-mer, auxquelles l’Administration faisait miroiter une vie meilleure et qui n’obtinrent que des emplois médiocres. Ce chiffre ne comprend pas les personnes, bien plus nombreuses encore, que le Bumidom, par sa propagande, a indirectement encouragées à partir sans toutefois les prendre directement en charge.

C’est le Bumidom qui a organisé la déportation dans des départements défavorisés, dont la Creuse, de 1630 enfants réunionnais, pour la plupart afro-descendants. Curieusement, le Bumidom, basé à Paris, avait établi des antennes à Nantes, au Havre et à Marseille, trois anciens ports esclavagistes.

Cricri

Article paru dans RésisteR ! #48 le 18 mars 2017